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ARTS ET SOINS

 

Généralement les relations entre les arts et le soin sont abordées comme deux domaines séparés qu'il convient de réunir, car les activités ou les pratiques artistiques seraient bénéfiques pour les patients atteints de maladies spécifiques. Maladies ou affections pouvant relever du psychologique, de l'organique, du social, de la fin de vie ou des soins palliatifs.

Le rapport de l'OMS, publié en novembre 2019, indique par exemple que "l'art peut être bénéfique pour la santé tant physique que mentale ». Cette conclusion résultant des "éléments de preuve" tirés de plus de 900 publications du monde entier. 

Le contraire aurait été plus que surprenant.

Notre contribution est d'une nature et d'une tonalité différente puisque notre point de départ n'est pas la maladie mais la nature de l'art, des œuvres et de l'activité artistique comme partie intégrante du développement des individus, des communautés, des sociétés.

L’art, ici, ne concerne pas que les "malades" mais l'ensemble du corps social, dont on ne sait jamais, d’ailleurs, s’il va très bien ou mal.

Robert Filliou (1926-1987), proche du mouvement artistique Fluxus, avait coutume de définir l'art comme ce "qui rend la vie plus intéressante que l’art ». C'est cette approche que nous retiendrons ici. Pour lui, comme pour beaucoup d'artistes, l'œuvre est le résultat d'un travail sur le langage, les mots, les sons, les images, c'est-à-dire sur l'ensemble des éléments requis pour envisager une conversation entre humains, entre groupes sociaux ou ethniques, entre sociétés, et cela depuis toujours et sur tous les continents.

Bien entendu, nous comprenons qu'il puisse être rassurant que les praticiens du soin (conventionnels ou complémentaires) recourent à l'art ou aux activités artistiques, comme complément élégant et bienfaisant d’un protocole de traitement des troubles ou des maladies. 

Ils sont bien inspirés, en effet, d'amplifier leur panoplie des techniques destinées à apporter du bien-être, une meilleure qualité de vie, de relation avec la société. Mais ce n'est pas leur faire injure que de rappeler que l'art et les activités artistiques concernent tous les êtres humains vivants sans exception. Malades comme bien portants.

Il n'est pas facile d'établir des typologies de soins (conventionnels ou complémentaires) qui auraient l'assentiment de tous.

Il en est évidemment de même pour l'art. 

Selon son origine, ses choix religieux, philosophiques (Robert Fillion était bouddhiste), politiques, sociaux, l'artiste aura une vision singulière. Toute l'histoire de l'art est un va et vient permanent entre la célébration des pouvoirs en place, la rupture avec ces pouvoirs, la dénonciation des académismes, la recherche effrénée de la notoriété, l'engagement auprès du peuple ou la recherche de l'extrême solitude. 

 

Bref, tous les états de l'art coexistent en même temps et se nourrissent en permanence des conflits, des croisades, des excommunications, comme des acclamations que son existence même engendre.

« L’artiste », en tant que notion générique, n’a pas de sens. 

Ce qui existe se sont des pratiques artistiques singulières qui se fondent sur des sensibilités différentes, lesquelles renvoient à des conceptions différentes de « l’acte créateur ». 

Certains le conçoivent comme un acte de résistance aux conformismes ambiants, d’autres comme la célébration de la beauté et de la joie, d’autres comme une ascèse radicale, d’autres comme une activité lucrative ou génératrice de notoriété. 

Certains se définissent comme des professionnels, d'autres tiennent à leur statut d’amateurs.

Mais, ce qui semble commun à tous, c’est le caractère impérieux de leur engagement dans l’art. Souvent d’ailleurs ils invitent la notion de « nécessité intérieure » laquelle ne souffre ni délai, ni compromis, ni obéissance aux règles communes. Certains n’hésitent pas à considérer leur pratique artistique comme une manière de surmonter leur mal-être ontologique : ils transcendent alors leurs histoires personnelles, (familiale, sociale, économique, politique) en processus de création artistique. De ce point de vue, ils sont les premiers à revendiquer l’art comme moyen de se sauver eux-mêmes de la dépression qui les anéantirait, pensent-ils, s’il leur devenait impossible de pratiquer leur art.

 

Lorsque Robert Filliou nous dit que l'art c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art il désigne le point focal et origine de la place de l’art : l'art c'est ce qui amplifie la vie. Et la vie, ici, concerne le corps, l'âme, la spiritualité, le rapport aux autres humains, comme le rapport avec les animaux, les végétaux, les éléments, et la place microscopique que chacun occupe dans le cosmos. 

Le plus étrange, d’ailleurs, concernant l'activité artistique, c'est qu'elle fait appel à des notions totalement abstraites, non quantifiables, imperméables à toute forme d’évaluation. Comme la notion de Beauté par exemple. Comment la définir, et comment faire en sorte que tous partagent le même point de vue sur la signification de ce mot ? On voit bien qu’il s’agit d'une ambition impossible à atteindre. Il faut donc chercher ailleurs.

Lorsque qu'un cancérologue décide d'installer dans le bureau où il reçoit ses patients une peinture onirique célébrant les beautés de la nature et de la vie sauvage, il le fait avec la conviction que cette peinture apportera au patient une émotion vitale qu'aucun mot ne saurait égaler. 

Par là, ce médecin admet les limites de son art médical et de sa science et la nécessité d'en référer à des instances autres, poétiques, irrationnelles et aux significations multiples qui enrichissent le praticien comme le patient par le seul fait de partager provisoirement, mais profondément les mystères de la création et la gloire éphémère du miracle de vivre.

Lorsque nous invitons des adultes fragilisés par des vies chaotiques à choisir une œuvre d'art dans nos expositions et d'en proposer un commentaire personnel,nous vérifions, chaque fois, que "l'expertise" change de camp. La liberté de parole, l'absence de jugement sur la pertinence réelle ou supposée de tel ou tel commentaire permet le déploiement d’un vocabulaire riche, l’expression d’émotions rares, la possibilité de nouveaux espaces de partage. Dans de telles circonstances, nous pouvons témoigner que les "experts non-experts" étonnent les auteurs de l'œuvre commentée, comme si soudain, par le regard en liberté et le vocabulaire téméraire employé c'est le sens même de l'œuvre qui s'en trouvait amplifié.

 

Si l'art est un soin, si le soin est un art, les modalités de rencontre entre une oeuvre et un individu, quel qu'il soit, et quel que soit son" état", sont décisives : l’art, pour être "intéressant" doit s'inscrire et se déployer dans toute les sphères du vivant : intelligence explicite, pouvoir vibratoire, émotions, résonance mémorielle, expérience sensorielle, etc.

Les modalités de la relation d’une œuvre avec un individu, ou un groupe, sont infinies, et infiniment fertiles. Les exemples sont multiples de bouleversements ressentis à l'écoute d'une musique, d'une danse partagée, de la méditation silencieuse qui prolonge la découverte d'une photographie, d'une peinture, d'une sculpture. 

Il n'y a pas de bon ou de mauvais moment pour que la rencontre ait lieu ni de hiérarchie dans la qualité des émotions ressenties.

S'ouvrir à l'art est une manière de prendre soin de soi et des autres. L'élégance de nos pensées renforce le bien vivre ensemble. 

Écouter les musiques et les messages de son corps est une des manières de respecter la vie, et par là, d'aller mieux, et de contribuer à une vie sociale moins anxiogène.

 

Depuis des millénaires, dans les civilisations orientales l'art et le soin procèdent de la même vision et du même mouvement. 

Une gémellité totale et bienfaisante.

Réjouissons-nous : nous avons encore tellement à apprendre !

Pierre Bongiovanni

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